mercredi 8 décembre 2010

Des frontières fantasmées

Parmi tous les dogmes qui nous entourent, les plus fondamentaux sont aussi les plus méconnus. La raison de cette ignorance tient en partie à la profonde remise en cause de nos modes de pensée qu'exige cette démystification. Douter de l'efficacité homéopathique ou ne plus se fier à notre thème astral est une chose, mais revoir en profondeur ce qui fait le socle de nos repères et de notre construction sociale est bien plus ardu.

Aussi, nous aborderons dans ce billet trois dogmes omniprésents qui sont fortement ébranlés par la science contemporaine : l'ardoise vierge, le bon sauvage et l'esprit dans la machine. Mais attachons nous d'abord à comprendre l'origine des ces idées reçues, voire construites....

La dichotomie comme mode de penser
De notre naissance jusqu'à notre mort, nos pauvres cerveaux d'humains tentent de ranger les concepts et les informations en catégories. Aussi, nous établissons inévitablement des frontières afin de fixer la limite de nos connaissances. Il y a le jour et la nuit, le début et la fin, le bon et le mauvais, etc..

Mais, par définition, une frontière n'a pas de réalité physique, elle relève d'un modèle mathématique, d'une idéalisation du monde (quand débute le jour ? qu'est ce qui est bien ? Où s'arrête le monde microscopique ?)

Aussi, dans l'histoire, toutes les frontières imaginées ont au mieux évolué, au pire totalement disparu. Il y a encore peu de temps, l'électricité et le magnétisme étaient des phénomènes distincts. Puis les deux furent unifiés par l'électromagnétisme. De même pour les ondes et la matière, réconciliées par la physique quantique. Plus la science avance, et plus les frontières qu'elle s'est elle même imposée afin d'assurer un cadre de validité pour ses théories s'amenuisent puis disparaissent. La grande unification entre l'infiniment petit et l'infiniment grand est d'ailleurs le Saint Graal de la science.

Malheureusement, si le monde scientifique progresse volontiers et s'affranchit des frontières périmées, il n'en va pas de même dans les mentalités communes.

Le coeur a longtemps été le siège des émotions, et il le reste dans le langage courant. Pourtant c'est bien un cardiologue que vous devez consulter si vous avez des palpitations. Mais il est des frontières virtuelles qui subsistent par méconnaissance ou par idéologie :
  • Matière vs Esprit (on sait depuis longtemps que le cerveau est le siège de la pensée, un esprit sans corps est une ineptie).
  • Physique vs Mental (les dysfonctionnements comportementaux peuvent avoir des causes chimiques)
  • Biologie vs Culture ( c.a.d. le vieux débat inné vs acquis)
  • Sciences  vs Arts  (il existe aujourd’hui des ordinateurs capables de composer des symphonies, le génie artistique est modélisable, comme le reste)
  • Nature vs Société  (La Nature, c'est bien / Le Bio / Le naturel versus L'homme/le chimique/ les perversions etc... )
  • Ce que la science adresse vs Ce qui relève de la foi. Il est possible que la connaissance scientifique et la foi soient temporairement étrangères et ne s'excluent pas mutuellement. En revanche, la démarche scientifique est par définition et par construction incompatible avec toute forme de foi (on parle de foi, pas de croyance). Il est néanmoins possible de s'en accommoder au quotidien. Mais l'incompatibilité demeure et se rappelle à nous lors de toute analyse fouillée. 
Or, dans notre compréhension du monde en général et de la nature humaine en particulier, cette vision dichotomique du monde est certes utile à notre vie quotidienne, mais se révèle particulièrement handicapante lorsqu'une analyse objective est requise.

Les causes idéologiques
Si bon nombre de limites fantasmées ont pour origine un simple manque de connaissance, certaines frontières sont en revanche construites sciemment dans un but idéologique. Par exemple, suite aux dérives eugéniques, un courant de pensée comportementaliste a littéralement décrété que tout être humain était tel une ardoise vierge que l'on pouvait modeler à n'importe quelle image. Autrement dit, l'importance des caractères génétiques, i.e. hérités, fut longtemps et reste encore aujourd'hui complètement tabou.

Nous pouvons aisément concevoir que cette vision du monde puisse lutter efficacement contre le racisme, et éviter de nouveaux drames tels que ceux que le 20ème siècle a connus. Pour autant, légitimer l'existence d'une frontière dans un seul but idéologique ne relève pas d'une démarche scientifique. Par ailleurs, le dogme de "l'ardoise vierge" donne lui même lieu à des dérives inacceptables, comme le fait de culpabiliser des parents pour une prétendue mauvaise éducation responsable de tous les maux (même de l'autisme, comme certains le prétendaient dans les années 70 !) alors qu'avoir conscience de causes génétiques les disculperait.

De même, prétendre comme Gould que la foi et la science ne sont pas incompatibles est un voeu pieu visant à   éviter les conflits, au prix d'un hypocrisie inévitable. En effet, cette posture oblige à une dissonance cognitive permanente que seule une dose massive de paracétamol parvient à dissiper.

Steven Pinker, dans son excellent livre The Blank Slate, cite trois des plus grand dogmes de notre temps qui correspondent à des frontières fantasmées. Cet ancien professeur du département de neurosciences du MIT les déconstruit avec brio et nous éclaire sur la véritable nature humaine.

L'ardoise vierge
Biologie vs culture
L'idée que l'homme est une ardoise vierge et que seules les interactions sociales vont modeler son comportement est véritablement un dogme. Les caractères génétiques ont un rôle primordial y compris dans la vie sociale et même le développement cognitif. D'ailleurs, la frontière entre inné et acquis, comme toutes les autres, est une aide psychologique qui tend à disparaître. Biologie et culture se mêlent constamment, génétique et épigénétique sont indissociables dans la construction d'un individu.

Le bon sauvage
Nature vs société
Le bon sauvage est l'idée extrêmement répandue que c'est la société qui corrompt l'homme, mais que ce dernier est naturellement bon  (ou l'inverse, selon le dogme, cf. Rousseau).
La Nature, c'est bien, l'homme, c'est méchant. L'absurde distinction entre l'Homme et la Nature est pourtant omniprésente de nos jours encore (c.f. certains extrémistes écologiques et "bio"). Pourtant que je sache, l'homme fait partie de la nature, ce qu'il fait n'est-il pas aussi naturel que le miel des abeilles ? Notre anthropocentrisme nous pousse à répondre non....

l'esprit dans la machine
Esprit vs Matière
Une autre dichotomie très répandue est celle du corps et de l'esprit. Elle fait allusion au dualisme Esprit-Matière de Descartes. On parle d'esprit dans la machine (Ghost in the Machine). Elle sous entend que le corps est une simple machine qui obéit aux lois physiques, alors que l'esprit est une entité indéfinissable et soumise au libre arbitre. Or il n'est pas un comportement humain qui ne puisse s'expliquer par des interactions strictement chimiques, de l'amour à la colère, en passant par la conscience....

Conclusion
Toutes les frontières, fussent elles utiles à notre compréhension du monde, sont susceptibles de disparaître. A un instant donné, elles permettent de matérialiser une limite temporaire et fixée arbitrairement. Mais les ériger en  séparation absolues et intemporelles est extrêmement imprudent.

Brider le champs de la science à des fins idéologiques est à la fois inefficace et dangereux. L'épistémologie devrait sur ce point nous rendre plus humble et nous éviter de créer de nouvelles frontières juste pour éviter d'éventuelles dérives. Décréter que certaines questions ne peuvent être traitées par la science est aussi péremptoire que de dire qu'il ne reste rien à découvrir (1).

Notes:
(1) Comme Laplace en son temps, puis Rayleigh en 1890 qui pensait que l'on avait tout découvert en physique, à l'exception de deux petits points de détail qui restaient à éclaircir. Ces "détails" donnèrent lieu respectivement à la découverte relativité restreinte et à la physique quantique, rien que ça. .....


Pour en savoir plus:
Version française: Comprendre la Nature Humaine


3 comments:

Fabien Nadeau a dit…

Merci de cet éclairage. Il me vient une image. Quand les gens voient des images prises par satellite, ils cherchent inconsciemment les frontières de leur manuel de géographie!

Princess2phore a dit…

Thème passionnant !!!
Les sociétés humaines sont des machines à fabriquer des catégories (cf P. Bourdieu héhéhé sur le sujet en général et sur la construction du discours en champ sémantique cohérent, en particulier).
Le "bon sauvage" est une figure littéraire du XVIIIe qui permettait aux philosophes des Lumières de critiquer implicitement (la censure était sévère à l'époque) les moeurs (le modèle catholique) et les systèmes politiques de l'Ancien régime (l'absolutisme). Et en effet, lorsqu'on s'éloigne de quelques milliers de km, on observe des perceptions différentes de ce qui est naturel/artificiel, sain/malsain. Ici, en Chine, une femme ne doit pas toucher d'eau pendant un mois après avoir donné naissance à un enfant (ni douche, ni vaisselle, ni brossage de dents).
On se traine des siècles de représentations... Notre culture à chacun est façonnée par toutes ces "strates" plus ou moins folkloriques ou irrationnelles. Ce sont autant de cordes sensibles que savent pincer les gens bien informés pour vendre des yaourts, des bracelets porte-bonheur ou des programmes politiques...

gerovital a dit…

Je ne me demandez pas de nombreuses questions sur le monde...
L article est bon... de toute façon