vendredi 4 avril 2008

Naturel ou artificiel

En réaction aux produits de synthèse, arômes artificiels et autres conservateurs et colorants, l'agriculture "biologique" est en pleine expansion.

Mais vous êtes vous jamais demandé quelle était la différence entre un produit naturel et artificiel ? Bien entendu, nous croyons tous la connaître : un produit naturel est le fruit de la nature, alors qu'un produit artificiel a été crée ou modifié par l'homme. Mais comme nous le verrons un peu plus loin, cette définition est insatisfaisante.

Par ailleurs, avouons le tous, les produits dits artificiels ou chimiques (pourtant tout est chimique, même le naturel !) pâtissent d'une connotation péjorative quasi systématique. Le lien imaginaire "naturel=bon", "artificiel=homme=mauvais" est tel que certaines personnes se demandent concernant les cigarettes pourquoi on y ajoute tant de produits toxiques !!! Non, la fumée de tabac est un produit naturel qui contient de nombreuses substances dangereuses : goudron, nicotine, monoxyde de carbone, aldéhydes, ... Que vous cultiviez votre tabac "bio" n'y changera rien, le produit de la combustion sera tout aussi délétère.

En 1957, le biologiste moléculaire Ernest Kahane écrivait:
Aliments naturels et artificiels.

Existe-t-il des aliments « naturels » ? Y a-t-il une façon « naturelle » de se nourrir ? Le « naturel » est-il un gage de supériorité en matière alimentaire ? Ces questions sont posées – de façon généralement implicite – par certaines propagandes et publicités, et la réponse qui leur est donnée influence les habitudes alimentaires d’une partie du public. Nous nous demanderons si c’est à juste titre, et s’il ne s’agit pas des effets d’une phobie irraisonnée ou mal informée. Il ne s’agit pas d’épuiser le sujet, qui est des plus vastes, nous prendrons comme exemples le pain et le vin, à propos desquels on oppose plus souvent encore qu’ailleurs, les produits considérés soit comme naturels soit comme artificiels.

Le pain

Prenez parmi d’autres une herbe de la prairie, dont les graines, quoique rares et misérables, semblent propres à nous alimenter. Soignez-la avec tout l’amour du jardinier attentif, vous en ferez, les générations aidant, la plante blé, aux lourds épis gorgés d’amidon et de gluten, dont les qualités ne persisteront qu’au prix d’une culture savante et de soins incessants, comportant notamment le contrôle de la semence et la restauration d’un sol épuisé par la végétation forcée.

Récoltez les épis, battez les, séparez le grain de la balle, laissez le reposer, broyez le, écartez le son indigeste et irritant, laissez encore reposer la farine. Telle quelle, celle-ci n’est guère appétissante et nutritive. Malaxez la longuement avec de l’eau salée pour en faire une pâte lisse, cette pâte ne sera pas encore un bon aliment.

Si vous inventez de la cuire au four, nouveauté dans l’histoire du monde, vous aurez des galettes compactes, modérément appétissantes et digestibles. Servi par le hasard et les tâtonnements, vous découvrirez un jour que cette pâte, si elle est faite de façon malpropre, gonfle au repos, et fournit à la cuisson une matière légère, de saveur agréable, que vous nommerez pain, et vous vous habituerez à favoriser cette transformation en ajoutant à votre pâte de chaque jour un peu de pâte de la veille, que vous appellerez levain. Après des millénaires de routine et des siècles d’efforts réfléchis, un certain Pasteur vous apprendra que vous provoquez ainsi l’ensemencement par une moisissure, et vous montrera comment agir à coup sûr.

Qu’est-ce qui est naturel dans cette longue histoire où nous voyons se déployer au long des générations tout l’industrieux génie humain ? A quelle étape devrions-nous nous arrêter pour que la fabrication soit à considérer comme naturelle en-deça, comme artificielle au-delà ?

Le vin

La soif n’est pas moins impérieuse que la faim, et ne se contente pas toujours de l’eau des fontaines. Au besoin d’eau, qui est commun à tous les êtres vivants, l’homme ajoute le besoin d’excitants et de stimulants. Nous ne savons pas encore à quoi répond ce besoin, qui n’est pas spontané, qui est certainement acquis, mais nous pouvons affirmer qu’il n’est pas le seul effet de l’habitude, en constatant qu’il est universel, qu’il est commun à tous les groupes ethniques, quel que soit leur degré d’évolution.

Il est satisfait par une industrie plus étrange encore que la précédente. Parmi les innombrables variétés de putréfactions que nous observons, il en est qui attaquent les fruits avec un bouillonnement à la suite duquel leur jus, ayant perdu sa saveur sucrée, a gagné une vertu capiteuse à laquelle nous trouvons de l’agrément. Plus le fruit est sucré, plus est puissant l’effet du jus qu’il donne par cette « fermentation ».

Nous avons savamment éduqué la plante nommée vigne de façon qu’elle fournisse en abondance des grappes de fruits particulièrement riches en sucre, nous avons appris à connaître les lieux où sa culture est la plus efficace, et les soins assidus grâce auxquels elle fournit le résultat jugé le plus satisfaisant par un palais devenu lui-même de plus en plus exigeant. Nous avons discipliné la fermentation, en opérant de préférence sur le liquide qui s’écoule du fruit écrasé. Nous avons inventé un grand nombre de précautions, et nous les observons pour la durée de chacune des opérations successives, pour la température à laquelle elles se déroulent, pour le repos à l’obscurité auquel nous soumettons le produit obtenu, et même pour le choix des récipients de fabrication puis de conservation.

Nous avons lutté de notre mieux contre les putréfactions parasites qui entrent en concurrence avec celle que nous voulons favoriser, nous avons beaucoup tâtonné, et n’avons pas toujours été heureux dans les moyens employés. C’est que nous agissions à l’aveuglette, arrosant les vignes de cuivre ou soufrant les futailles, sans bien savoir ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions. Le même Pasteur a commencé à nous guider, et il nous a singulièrement surpris en nous apprenant que c’est la même moisissure qui provoque la fermentation de la pâte à pain et celle du moût de raisin.

Je poserai au sujet du vin la même question qu’au sujet du pain. En quoi le vin, effet de l’industrie humaine, serait-il un produit naturel ? Et en vertu de quoi l’emploi de tel artifice serait-il conforme à la « nature », et celui de tel autre étranger à la « nature » ?
D'où vient cette étiquette négative que nous donnons aux produits crées par l'homme ? Difficile de le savoir avec certitude, mais (hypothèse) serait-il possible que les philosophies théistes y soient pour quelque chose ? En effet, les principales religions parlent de création de l'homme ET de la nature. Aussi, dans cette conception, ce que crée l'homme n'est pas naturel alors que ce qu'engendre la nature le reste. Il serait intéressant de mesurer cet a priori chez les peuplades panthéistes (y en a-t-il dans l'assistance ?).

Or depuis Darwin, la sélection naturelle nous a montré que l'homme était lui même le fruit de la nature, et on peut logiquement penser que ses créations ne puissent prétendre à échapper au qualificatif "naturel". La frontière naturel-artificiel relève une fois de plus de notre vision dichotomique du monde, mais est difficilement définissable objectivement.

Le barrage d'un castor est-il naturel ou artificiel ? Quid du nid d'un oiseau ? Si l'on considère de plus que :
  • il existe de nombreuses substances naturelles toxiques (curare, toxine botulinique, digitaline, fumée de tabac...)
  • ...et autant de produits artificiels bénéfiques (médicaments, ...)
  • que les substances naturelles sont souvent non purifiées i.e. non contrôlées contrairement aux substances synthétiques
Tout devient moins clair....

Alors que faire ?
Arrêter d'acheter du bio et se gaver de colorants et conservateurs ? Certainement pas ! Les colorants ne sont ni utiles ni bénéfiques à notre alimentation, alors il est logique de privilégier les produits qui n'en n'ont pas ! Quant aux conservateurs, si on peut manger des fruits plus frais et s'en passer, faisons le !
Il ne s'agit pas donc pas de décrier le courant "bio" qui existe aujourd'hui puisqu'il contribue à manger plus sainement, mais simplement de rappeler qu'il ne faut pas faire d'amalgame et se tromper d'ennemi : l'"artificiel" n'est pas l'ennemi. L'ennemi, ce sont les substances nocives et/ou inutiles dans notre alimentation (et il y en a beaucoup...) qu'elles soient "naturelles" ou "artificielles". Si le "bio" peut nous aider à en consommer moins, alors tant mieux.

On peut simplement regretter que le terme "bio" ne veuille pas dire grand chose et espérer que la communication afférente ne vienne pas renforcer nos a priori ancestraux sur l'exception humaine.

3 comments:

Anonyme a dit…

Prendre appui sur article de 57, ça ne me semble pas trés judicieux, surtout à propos d'un tel sujet...
A l'époque, on n'avait aucun recul sur les conséquences de l'agriculture intensive, on ne voyait que les effets bénéfiques à court terme : la hausse de la productivité.

L'argument "naturel" était alors comme c'est indiqué dans l'article un argument de vente, faisant appel à une sublimation romantique de la nature , comme les pubs pour 4x4 que l'on voit aujourd'hui...

Le problème, c'est que vous faites l'amalgame entre cet argument de vente ("naturel"), et la spécificité "bio" d'un produit, ce qui n'a aucun rapport concrètement, malgré la volonté des industriels de perpétuer cet amalgame.

"D'où vient cette étiquette négative que nous donnons aux produits crées par l'homme ?"

Jusqu'à preuve du contraire, les produits bios sont produits par l'homme autant que les produits non bios. C'est juste la méthode de culture qui est différente.

Toutes les variétés de légumes et céréales sans exception ont été créées par l'homme et personne n'a jamais remis ça en question.

Par contre, les produits bios sont meilleurs pour la santé humaine, et leur impact sur l'environnement est bien moindre.

Quand on sait que l'agriculture bio pourrait nourrir facilement toute la planète si on réduisait notre consommation excessive de viande (conséquences : obésité, problèmes cardio vasculaires, déforestation, etc), on est en droit de se poser la question de l'intérêt de l'agriculture intensive.

Cela n'a aucun rapport avec défendre le naturel face à l'artificiel.

"On peut simplement regretter que le terme "bio" ne veuille pas dire grand chose"

Je pense que vous faites de nouveau l'amalgame entre "naturel" et "bio". "Naturel" ne veut en effet pas dire grand chose, tandis que "bio" signifie tout simplement le respect d'un cahier des charges...

Je ne doute pas de votre bonne foi, mais vous qui dénoncez les mythes et les aprioris, vous en véhiculez un, qui associe les arguments des défenseurs du "bio" (et donc plus globalement l'écologisme), à des défenseurs du "naturel".

C'est malheureusement avec ces amalgames que l'on décrédibilise les écologistes depuis toujours, et que l'on s'approprie et détourne aujourd'hui leurs engagements méprisés pendant des dizaines d'années...

Yaayaa a dit…

Merci Semion pour votre critique.
Je pense que vous vous méprenez sur mes intentions. Mon blog n'est pas un site "militant" et j'essaye d'être le plus objectif possible. Je ne souhaitais pas dénoncer le bio.
J'ai simplement :
- souligné l'idée reçue associant naturel à bon et artificiel à mauvais.
- souhaité que certaines campagnes de pub ne renforcent pas cette idée reçue (il se trouve que j'ai pris le bio comme exemple, mais cela aurait pu être tout autre support). J'ai d'ailleurs mentionné le bio mais aussi les cigarettes, le castor et son barrage, etc...

Si des amalgames en découlent, alors je vous sais gré de les avoir dénoncés (en particulier, il convient de ne pas confondre bio et naturel, comme vous le soulignez)

Concernant l'article de 1957, il traite du pain et du vin, et ce qui est dit est toujours d'actualité. Pour le coup, c'est vous qui faites un amalgame avec le bio puisqu'il ne traite que de naturel et artificiel.

Par ailleurs si bio signifie "qui respecte un cahier des charges" comme vous le suggérez, alors tout produit est bio...Ce qui ramène à ma critique initiale. Bref, bio ou biologique (bio=vie) me semble définitivement un terme mal choisi (au sens scientifique et pas au sens marketing).

Merci pour votre commentaire,

Cordialement,
zsciences.

james a dit…

Interressant article, j'ai eu de longues discussions à ce sujet avec l'un de mes proches farouche militant 'bio' à tendences régressistes à mon goût, c'est à dire faisant l'amalgame natural=bon, artificiel=mauvais.
En revanche, là où je suis plus sceptique, c'est que vous semblez encore accorder du crédit à la théorie Darwinienne de l'évolution. Si cette dernière s'est révélée probable voire exacte jusqu'à l'ère pré-industrielle, il me semble qu'à notre époque cette théorie ne peut plus s'appliquer, tout simplement parceque les dégats causés par l'homme sur l'environnement sont tels qu'ils rendent toute évolution d'espèce impossible. Nous ne laissons aucune chance aux autres éspèces (ni à nous-mêmes) de s'adapter à leur environnement, phénomène qui prend des milliers, des millions d'années.
Ainsi, l'évolution Darwinienne n'est plus possible, et l'homme ne s'adapte pas à son environnement mais adapte son environnement à sa convenance, peut-être est-ce là la source de la confusion entre le naturel et l'artificiel. Finalement, de toutes les espèces, l'espèce humaine est la moins évoluée (au sens darwinien du terme). Certes, nous sommes produits de la nature, j'en conviens, mais jusqu'à quand ? Serons-nous l'espèce ultime ? J'en doute fort... La destruction de la bio-diversité, et la rapidité sans précédant à laquelle elle se déroule est un fait avéré, tout comme le fait que cette dégradation est directement ou indirectement dûe à l'homme. Peut-être que ce qui rend l'homme 'supra-naturel' est le pouvoir qu'il peut exercer sur son environnement, pouvoir inégalé parmi toutes les espèces animales. L'homme produit de la nature exerce un pouvoir sur cette dernière, ce faisant, est-il légitime de dire qu'il dénature la nature ?
Les artifices humains sont-ils naturels ? Je ne le pense pas. Je ne remets pas en cause la notion d'utilité, ni la connotation péjorative de l'artificiel qui en effet me semble inadéquate. Certains artifices sont bons et contribuent à la bio-diversité, d'autres le sont moins. Malheureusement l'homme moderne pressé a une fâcheuse tendence à préférer les moins bons, ne trouvez-vous pas ? Evidemment, l'économie est un facteur déterminant dans cette orientation, à mon grand désarroi ! Le monde est régi par la pseudo-science économique, encore une tentative de 'scientifier' l'irrationnel à des fins auto-prophétrices.
Je conseille à ce sujet la lecture de ce manuel d'anti-économie